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La France déroule le tapis rouge pour sa Vallée de la batterie

Sous les ors d'un salon du château de Versailles, le PDG du fabricant taïwanais de batteries ProLogium découpe aux ciseaux une pile de la taille d'une carte de crédit, sous le regard du président de la République qui peut le constater : la petite ampoule à laquelle elle est reliée brille encore.

La démonstration convainc le chef de l'Etat français de la fiabilité du produit destiné à équiper les voitures électriques de demain. "Nous vous faciliterons la vie et vous aiderons à vous installer ici", dit-il à Vincent Yang, venu de Taïwan pour rencontrer Emmanuel Macron à l'occasion de l'édition de juillet 2022 du sommet "Choose France" organisé chaque année dans le palais du Roi Soleil.

Dix mois plus tard, le duo se retrouve à Dunkerque, ville portuaire du nord de la France où quatre "gigafactories" sont en passe de redonner vie, via des milliers d'emplois, à l'une des régions les plus défavorisées du pays, sur le thème de l'automobile électrique.

Prenant la parole au milieu d'ouvriers en tenue de travail noire et rouge, Emmanuel Macron demande d'applaudir Vincent Yang, qui a choisi ce coin de France, préféré à d'autres en Allemagne et aux Pays-Bas, pour établir son unique usine hors de Taïwan.

Outre ProLogium, le chinois Envision AESC, la start-up locale Verkor et le consortium ACC, joint-venture entre le pétrolier français TotalEnergies TTE, Stellantis STLAB et Mercedes MBG, installent des gigafactories dans la même zone - et des projets automobiles sont prêtés au géant chinois des véhicules électriques BYD 002594 et à Tesla TSLA.

La conversion de cette région désindustrialisée où l'on fabriquait jadis les plus belles dentelles du monde en berceau de l'économie verte ne doit rien au hasard, montrent des interviews avec dix officiels gouvernementaux et dirigeants d'entreprises impliqués dans les décisions d'investissement.

Elle illustre aussi la stratégie industrielle amorcée par Emmanuel Macron à son arrivée au pouvoir il y a six ans.

"Les résultats ne tombent pas du ciel", a-t-il déclaré à Reuters à Dunkerque. "C'est dans la lignée de ce que nous faisons depuis six ans. La France s'adapte au monde."

Lorsque l'ancien banquier d'affaires a brigué l'Elysée pour la première fois en 2017, sa rivale d'extrême droite Marine Le Pen avait profité d'une visite dans une usine Whirlpool pour mettre Emmanuel Macron au défi de sauver des emplois sur ce site en difficulté. Le candidat avait alors dit vouloir se concentrer sur l'investissement dans des technologies nouvelles.

Au cours de son premier mandat, le président a fait voter des réformes favorables aux entreprises permettant de faciliter l'embauche, le licenciement et de réduire les coûts de main d'oeuvre tout en ramenant l'impôt sur les sociétés de 33,3% à 25% et en introduisant un impôt forfaitaire de 30% sur le capital.

LES MAINS DANS LE CAMBOUIS

Emmanuel Macron a mené personnellement l'offensive de charme auprès de chefs d'entreprise du monde entier, se jetant dans la bataille visant à attirer sur le sol tricolore investissements et emplois.

En 2018, il a lancé à Versailles le premier sommet "Choose France", programmé pour coïncider avec le rassemblement annuel de l'élite mondiale à Davos, dans les Alpes suisses.

Selon le récit de l'Elysée, ce sommet fermé à la presse est l'occasion pour Emmanuel Macron d'expliquer, en anglais et en détails, son programme de réformes aux hauts dirigeants invités lors de sessions de "speed-dating" d'environ 30 minutes.

"Il met vraiment les mains dans le cambouis", a déclaré l'un de ses conseillers à Reuters.

Cette ligne pro-business a un coût politique dans la mesure où elle installe l'étiquette de "président des riches" accolée à Emmanuel Macron depuis son entrée à l'Elysée. Les sommets de Versailles sont régulièrement dénoncés par ses opposants, qui y voient le symbole de la déconnexion du président avec les Français en difficulté.

L'opposition souligne également que les investissements en France créent moins d'emplois que dans d'autres pays et rendent la France dépendante du bon vouloir d'acteurs étrangers.

"À Dunkerque il y a des investisseurs chinois et taïwanais. On doit se prémunir contre les risques, géopolitiques par exemple. Un actionnaire peut se retirer très rapidement. Comment on fait alors, si on n'a pas des garanties, pas de participation dans le capital qui permet d'assurer l'avenir du site ?", a dit à Reuters Fabien Roussel, secrétaire national du Parti communiste.

Lorsqu'il voyage à l'étranger, Emmanuel Macron ajoute souvent des rendez-vous économiques à son agenda diplomatique.

A la fin de sa tournée chinoise en avril, il a ainsi rencontré à Canton le responsable de l'entreprise XTC qui va fabriquer dans le Dunquerkois des cathodes au lithium dans le cadre d'une joint venture avec le groupe français Orano via un investissement d'1,5 milliard d'euros.

L'offensive présidentielle s'est accélérée depuis le lancement, en août aux Etats-Unis, de l'Inflation Reduction Act (IRA) visant à développer l'industrie "verte" via des subventions massives, une offensive susceptible de mettre en danger l'industrie européenne.

Emmanuel Macron a sonné l'alarme lors de sa visite d'État fin 2022 à Washington où il dénoncé, face à des législateurs américains réunis à huis clos, un dispositif "super agressif" pour l'Europe. De retour à Paris, il s'est tourné vers la Commission européenne pour que les pays de l'UE puissent subventionner les entreprises au même niveau que les Américains.

INDISPENSABLES SUBVENTIONS

Bruxelles a accepté d'assouplir ses règles en matière d'aides d'État, permettant au gouvernement français de dégainer son propre paquet de crédits d'impôt "verts".

"Le niveau habituel de soutien aux grandes entreprises industrielles est d'environ 10-15%. Ici, c'est plus élevé que d'habitude", a déclaré à Reuters Marc Mortureux, le chef du lobby automobile PFA. "Nous sommes maintenant à des niveaux de soutien conformes à ceux de l'IRA américain."

Comme l'a montré l'ouverture récente de la première giga-usine de batteries en France cette semaine dans le nord, le gouvernement français n'a pas hésité à engager l'argent des contribuables pour attirer des investisseurs.

Le projet ProLogium pourrait recevoir plus d'un milliard d'euros de subventions selon une source industrielle, un chiffre - non confirmé par l'entreprise ni par les autorités françaises - amené à évoluer après examen du dossier par la Commission européenne. Le montant sera rendu public à la fin de l'année.

Le projet ACC a reçu pour sa part 846 millions d'euros d'argent public en France et 437 millions en Allemagne.

Les gigafactories sont aussi vitales pour les constructeurs automobiles s'ils veulent compenser les importantes pertes d'emploi attendues dans les usines de mécaniques avec la fin des moteurs essence et diesel.

Jérémy Sarrazin et Jimmy Delrive, respectivement 44 ans et 48 ans, ont piloté l'usinage de moteurs essence pendant de longues années sur le site Stellantis de Douvrin.

Respectivement spécialisés dans les carters cylindres et les bielles, deux composants qui auront totalement disparu dans le monde de l'électrique, ils ont rejoint l'usine de batteries d'ACC où ils exerceront après une reconversion de 400 heures.

"L'univers de la mécanique et celui de l'électricité sont très différents", observe Jimmy Delrive. "Le premier jour, on a enfilé combinaison, masque, charlotte, sur-chaussures, nous qui avions l'habitude d'avoir un bleu et de travailler dans la poussière, l'huile, l'odeur."

Leur pari est à l'image de celui de la région, qui opère ici pas moins de sa troisième mutation en cinquante ans, après les mines et les moteurs thermiques.

"On est la seule région en France à avoir mis en place un contrat d'implantation où nous sommes capables de garantir en moitié moins de temps les formalités, parce qu'avec ce contrat tous les acteurs qui donnent les autorisations travaillent en parallèle, pas de façon successive, donc deux fois moins de temps que d'autres régions et d'autres pays", a dit à Reuters Xavier Bertrand, président de la région des Hauts-de-France.

LA MENACE DE L'IRA

Les conseillers de l'Elysée vantent souvent auprès des journalistes un classement EY montrant que la France est la première destination en Europe pour le nombre de projets d'investissement, devant la Grande-Bretagne et l'Allemagne.

"Le président se bat pour l'Europe chaque fois que c'est possible. Mais c'est aussi une course au sein de l'Europe", note un diplomate français.

Mais la menace vient d'aussi d'ailleurs. L'IRA américain a ainsi mis en danger le projet ProLogium en France, a déclaré à Reuters un conseiller du chef de l'Etat. En avril, une réunion s'est tenue à l'Elysée avec le groupe taïwanais, qui a dit avoir eu besoin d'un "petit plus" pour convaincre son conseil d'administration d'investir en France.

Selon le conseiller, ce qui a scellé l'accord, c'est la promesse de Macron qu'il assisterait en personne à la cérémonie de signature, donnant à ProLogium une publicité bienvenue.

Au-delà de l'accueil des autorités françaises, Vincent Yang a dit à Reuters apprécier le voisinage d'autres usines de batteries et l'accès à de l'électricité décarbonée et bon marché à Dunkerque, proche de la centrale nucléaire de Gravelines, l'une des plus grandes d'Europe de L'Ouest.

De son côté, Emmanuel Macron a cherché, par cet exemple, à démontrer le bien-fondé de sa politique face à une opinion publique hostile à sa réforme des retraites.

"C'est du gagnant-gagnant", résume un conseiller élyséen.

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